Audrey Nervi, ou "le plaisir sensuel de peindre"
ADEN | 17.02.04
Pendant ses voyages en Inde, au Mexique, en Bosnie... Audrey Nervi prend des centaines de photos qui serviront de matière première à ses tableaux. Au Triage de Nanterre, la jeune artiste expose.
Audrey Nervi peint comme elle respire : avec un souffle ample, généreux, au rythme annuel. Inspirer : quelques mois de voyage, pour ouvrir les bras sur le monde. Puis quelques mois à s'enfermer dans l'atelier, pour travailler huit heures par jour, "en fonctionnaire" : comme une expiration. "Pendant les voyages, raconte-t-elle, je prends des centaines de photos : elles sont très mauvaises, mais elles m'inspirent quand je me remets au travail." Retour d'Inde, dernière destination après le Mexique et la Bosnie : une "autre planète", dont les souvenirs sont collés au mur de son petit appartement-atelier de Belleville. Redécoupés, zoomés, réassemblés parfois, ils servent de matière première à ses tableaux étonnants de maîtrise, grands ouverts sur la réalité contemporaine. "Je serais incapable de ne peindre qu'à partir de ce que je porte en moi, ou à partir de ce que je vois ici. C'est pour cela que j'ai besoin de partir de Paris. Ici, je n'ai pas le même regard. Sur ce quartier, que j'adore, il y aurait sûrement des choses passionnantes à faire, mais il faudrait que je vienne d'ailleurs. Et puis, en retravaillant sur les images de voyage, je pars à nouveau, complètement."
Ses premiers périples, et ses premières peintures, elle les a réalisés aux côtés de sa "tribu" : celle des free parties. "Parce que c'était toujours des situations incroyables, et que les gens, contrairement à ailleurs, s'y laissaient facilement photographier." Visages sous capuches, tentes et silhouettes kaki, perdues à contempler les tours d'une usine nucléaire, à écouter le vent dans les éoliennes... Sur ce monde auquel on a trop souvent collé une esthétique du pixel et du formalisme vidéo, elle porte un regard enfin poétique, tout en rythmes et en hors-champs. "Mais la série que j'ai tirée de ça, Zone d'activité temporaire, n'est aujourd'hui qu'un souvenir : tout a disparu depuis les lois sécuritaires."
"Power" : c'est écrit sur la pompe à essence dont elle est en train d'achever l'image. On pourrait déceler là l'héritage de l'hyperréalisme, ou un intérêt pop pour les icônes de la modernité. Mais, pour elle, cette peinture est un portrait. "Comme toutes mes images, précise-t-elle. C'est le portrait de la sale guerre du pétrole. Le portrait... de Bush, tiens !" Elle lance ça comme une boutade, mais... "Les hyperréalistes m'intéressent du point de vue technique, continue-t-elle, mais ce sont leurs sujets que je leur reproche, leur apologie de la consommation. On peut bien sûr y voir du cynisme, du second degré. Mais je préfère mettre du sentiment dans mon art. J'ai des opinions, altermondialistes, de partage, et c'est inconcevable pour moi d'en faire abstraction dans ma peinture. Je sais qu'il ne faut pas dire ça, mais pour moi le sujet est aussi important que la forme. C'est mon moteur, à 50 %, au moins."
Quant à l'autre moitié ? Le "plaisir sensuel de peindre", bien sûr. Après avoir abordé la question par tous les "stratagèmes possibles", elle assume aujourd'hui être "profondément peintre". Sans pour autant se reconnaître dans la peinture contemporaine, ou dans le milieu de l'art : "En fait, je suis surtout touchée par les photoreporters. Le monde de l'art est engagé dans une démarche productiviste, capitaliste, avec ces artistes entourés de dizaines d'assistants, avec ces catalogues, où tu peux choisir la pièce que tu veux, qu'aussitôt on te refait. Comme si c'était des baskets... Je ne me retrouve pas dans ce côté Dysneyland. Pour moi, l'art doit être en décalage par rapport au système. Pas dedans."

Emmanuelle Lequeux

     
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L’ensemble de mes peintures constitue un carnet de bord de ma vie et de mes centres d’intérêts. La série Z.A.T (Zone d'Autonomie temporaire)* réalisée d'après photographies prises lors d'événements techno (free party) nourrie mon travail depuis 3 ans.
A la série «Z.A.T» viennent s'ajouter d'autre peintures découlant de mes voyages.
Par exemple, les photographies préparatoire de la série "I'm not a gringo" ont été réalisées lors de mon voyage au Mexique en 2001, et l'ensemble de photographies, d’où découle la série de peintures "état des lieux 2002", ont été prises en Bosnie.
Avant la peinture, il y a la photographie et la capture instantanée d'une réalité qui ne cesse de changer.Mon procedé est simple: parmi la masse d'instantanés collectés, j'extrais certains clichés puis les reproduits en peinture. L'utilisation d'une technique hyperréaliste me permet de conserver l’immédiateté de la photographie et de restituer au plus proche la réalité(souvent faussée) qu’elle nous donne à voir. Néanmoins, la sensualité de la peinture où le geste pictural est minutieux et maîtrisé, met en crise tout clichés spontanés, non appliqués, voir amateur, pris lors de mes déplacements.
Dans mes peintures J'accorde beaucoup d'intérêt au détail car il fait basculer la vision que l'on a du réel. J'associe d'ailleurs volontiers le détail au "hors champs" cinématographique. Sans soucis documentaire réel, mes peintures sont avant tout des zooms sur le monde tel qu'il m’apparaît. J’aime représenter l’humain dans son environnement même si parfois il est absent , il laisse des traces.
Les images prises en Tchéki, au Mexique ou en Espagne, une fois reproduite sur toile, perdent tout repère spatio- temporelle pour laisser place à une géographie affective.
Cette ambiguïté sur le statut et la véracité de l’image peinte s'est accentuée par la suite, m'amenant peu à peu à juxtaposer des peintures de sources différentes en séquence et ainsi, à créer une narration fictive.
La série sur la Bosnie est un peu à part, plus proche du constat, elle montre un pays détruit, en reconstruction où la vie continue malgré tout.
Ainsi chaque tableau est conçu à l'intérieur d'un cadre défini mais est en évolution permanente de par son mode de présentation et sa relation avec les autres.
Loin de toutes Catégorisations, j'aimerais proposer une vision sensible du monde, libre de toute attache.
 

Audrey Nervi (2004)

             
  * «les T.A.Z(Temporary Autonomous Zone) ne se définis pas. Elle se manifeste à qui sait la voir, «apparaissant-disparaissant» pour mieux échapper aux arpenteurs de l’état. Elle occupe provisoirement un territoire, dans l’espace, le temps ou l’imaginaire. Elle est une «insurrection» hors le temps et l’histoire, une tactique de la disparition.» Hakim Bey    
                       
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Exposition du 3 février au 3 mars 2007 - Galerie Frank Elbaz
Communiqué de presse

Audrey Nervi est une peintre comme on n’en fait plus guère : attentive au réel, capable de débusquer ses
secrets, d’un pinceau implacable. Âprement liée au monde, son esthétique emprunte à la photographie sa
précision ravageuse et parfois ses filés de lumières, mais la dépasse en s’offrant le moelleux et la distance
que permet la peinture.

Son inspiration, elle la trouve en s’engageant dans un questionnement négligé, à mille lieues des
formalismes contemporains. Depuis ses débuts, il y a une dizaine d’années, Audrey Nervi retient de ses
voyages et de son quotidien, marqué par le monde de la techno, ce que tous les autres négligent ; elle y
voit ce qui nous est invisible. Thaïlande, Cambodge, Albanie, Bulgarie, Turquie : chaque année, pendant
plusieurs mois, elle quitte l’atelier pour partir respirer, et traquer le motif inattendu. Elle en revient pour
témoigner, jamais indifférente aux soubresauts de la planète. Mais, plutôt que d’en figer les éclats, comme
le ferait un journaliste, elle en fixe les détails. Elle sait, surtout, dénicher le politique dans ses infiltrations
quotidiennes, plutôt que dans ses grandiloquences : pour elle, il peut trouver place dans un magasin de
farces et attrapes autant que dans des manifestations anti-CPE, ou dans l’affrontement entre des
« teufeurs » techno et des CRS. S’efforçant de débusquer un au-delà à ces apparences qui font notre
quotidien, préférant les marges au centre, ses oeuvres s’offrent d’abord comme des évidences, avant de
déployer leur sens à plusieurs niveaux. Soigneusement composée, chacune se dessine en métaphore,
comme nous le révèle l’une d’entre elles, qui pourrait s’avérer clef de lecture : le portrait qu’elle a réalisé
d’Albert Hoffman, inventeur du LSD. Derrière ce visage simple, on peut lire une invitation à percevoir le
monde sous d’autres angles, à dépouiller notre regard de ses tics.

Jouant de références empruntées aux médias ou au cinéma (de Kill Kill Pussycat à Requiem for a Dream),
cette série nouvelle que présente aujourd’hui la galerie frank elbaz est jalonnée d’images poétiques ou
légères : une silhouette d’éléphant s’enflamme sur un échafaudage, une jeune femme se promène avec une
bouée autour de la taille, un singe fait de la provoc du fond de sa cage… Mais la plupart font directement
référence à l’actualité. Aveuglement des médias, soumission à la pensée unique, espoirs de
l’altermondialisme, évocation des questions d’intégration ou du sort réservé aux SDF dans nos sociétés…
Toutes ces problématiques hantent sa peinture. C’est dans cette oscillation entre politique et poétique que
cette oeuvre montre toute sa profondeur. Autrefois restreintes à des format plutôt réduits, ses toiles ont pris aujourd’hui une autre dimension : pour la première fois, elles couvrent tout un mur. Mais la technique est toujours aussi frappante et spectaculaire. Et les tableaux relèvent, plus que jamais, du combat. Ensemble, ils esquissent une exploration de la nature humaine, dans sa complexité.

 

Emmanuelle Lequeux

 
                       
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Communiqué de presse Hedonist N.E.E.T.
Galerie Frank Elbaz, 14 novembre 2009

Chaque décennie (ou presque) la jeunesse vient s?opposer à l?ordre établi. Cela
fait sans doute partie de la construction de la société et de notre éducation
personnelle : il est un temps pour refuser le monde qui nous est proposé. Et c?est
ainsi que nous nous «formons» et devenons, peu à peu, adultes. Normalement ce
moment de la vie dure quelques mois et rares ceux qui en font une véritable
éthique, qui prolongent durablement leur rêve d?une société différente. Mais
quelques résistants se lancent parfois dans une aventure collective en marge des
règles imposées. Audrey Nervi documente, depuis une dizaine d?années, les freeparties,
raves et autres grands rassemblements qui fonctionnent en dehors de
toute culture mercantile, étatique et officielle. Elle photographie ce monde (dont
elle fait elle-même partie) puis entre dans son atelier berlinois pour un patient et
délicat travail de peinture. L?image photographique, prise en quelques centièmes
de seconde, devenant lentement une toile qui viendra célébrer, pour longtemps,
un bref moment de vie commune.


La dernière appellation inventée afin de qualifier la jeunesse «rebelle» vient du
Royaume-Uni et se résume dans l?acronyme N.E.E.T. : Not in Education,
Employment or Training [ni étudiant, ni employé, ni stagiaire]. Audrey Nervi l?utilise
comme titre des oeuvres de sa troisième exposition dans la Galerie Frank Elbaz.
Elle propose ce que l?on pourrait appeler une galerie de portraits (comme on en
fabriquait aux siècles passés), nous présentant ses amis et rencontres fortuites
lors de ses voyages en Bulgarie, Italie, Allemagne, Roumanie. Des personnes à la
recherche du plaisir (ce qui explique la présence du mot «hédoniste» à la suite de
N.E.E.T.) et en marge de la société. Mais, comme le raconte Jean-Luc Godard
dans une interview : les marges sont la chose la plus intéressante dans les livres
car c?est là que l?on peut écrire ses propres mots. En plus des portraits, deux
peintures de grand format, compositions énigmatiques évoquant autant le
symbolisme que l?abstraction, viennent compléter et amplifier l?aspect politique du
travail de l?artiste.


Enfin, la peinture d?Audrey Nervi n?est pas le simple transfert de la photographie
sur la toile. Elle réalise, à l?aide de l?ordinateur, des corrections, des collages, des
transformations et le lent passage vers la peinture lui permet une certaine «mise à
plat» des différents éléments. Sa technique est tellement parfaite que l?on voudrait
qu?il s?agisse d?un report direct de l?image photographique, oubliant que ce qui fait
un véritable artiste est sa capacité à interpréter et jouer avec le monde qui nous
entoure. Surtout, il n?existe encore aucun moyen technique capable de produire
des noirs aussi profonds et délicats que ceux de ses dernières toiles. L?artiste
aime créer une forme de doute, d?illusion, en allant vers une perfection technique
toujours plus grande. Il faut s?approcher de la toile pour comprendre qu?il ne s?agit
pas d?une photographie et découvrir la délicatesse qu?elle utilise dans chacun de
ses coups de pinceau. Ses peintures, même les plus réalistes, sont des oeuvres
bien plus complexes que leurs images d?origine.

Thibaut de Ruyter